Avec de vrais morceaux de pomme
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Alors que la situation promet d’être tendue en Europe, l’orage éclate de l’autre côté de l’Atlantique : le ministère américain de la Justice, quinze États et le district de Columbia viennent de déposer plainte pour abus de position dominante. De multiples pratiques anticoncurrentielles sont pointées du doigt.
Sale temps pour Apple. Dans un (long) communiqué, le Department of Justice dépeint une situation spécifique : celles des États-Unis, où Apple possède une part de marché de 70 % dans le monde des smartphones haut de gamme, et de 65 % sur l’ensemble des smartphones.
Pour le ministère, Apple a atteint cette situation pour deux raisons. D’abord, « en gardant une longueur d’avance sur la concurrence sur le fond ». En clair, Apple propose de bons produits et n’usurpe donc pas totalement sa place. Deuxièmement, et c’est tout le problème, « en violant la loi fédérale antitrust », la fameuse loi Sherman.
Pour le ministère de la Justice, Apple a violé la loi
« Nous alléguons qu’Apple a employé une stratégie qui repose sur un comportement d’exclusion et anticoncurrentiel qui nuit à la fois aux consommateurs et aux développeurs », assène le ministère.
Pour les premiers, « cela s’est traduit par un choix plus restreint, des prix et des frais plus élevés, des smartphones, des applications et des accessoires de moindre qualité, et moins d’innovation de la part d’Apple et de ses concurrents ». Les développeurs, eux, ont été « contraints de respecter des règles qui protègent Apple de la concurrence ».
Apple n’aurait donc pas maintenu sa position dominante en améliorant ses propres produits, mais en dégradant ceux des autres. Ce « comportement d’exclusion et anticoncurrentiel » aurait été mis en œuvre de deux manières. D’abord, par des « restrictions contractuelles et des frais » qui auraient induit des limitations dans ce que les développeurs peuvent offrir à leurs utilisateurs. Deuxièmement, par une restriction sélective de « l’accès aux points de connexion entre les applications tierces et le système d’exploitation de l’iPhone ».
Grâce à ces pratiques, Apple aurait pu imposer sa commission de 30 % pendant 15 ans aux entreprises de toutes les tailles.
Super-applications, streaming, messages…
Pour étayer son propos, le ministère donne plusieurs exemples d’applications et services dont Apple a empêché l’émergence par son comportement. Premièrement, les « super-applications » qui, par leur grand nombre de services et de capacités, tendent à nier les avantages que peut apporter une plateforme plutôt qu’une autre.
Deuxièmement, les applications de streaming, en particulier de jeux vidéo. Le cas est bien connu et est revenu sous les projecteurs récemment, quand Apple a fait mine de supprimer les applications web dans iOS 17.4. GeForce Now et le Xbox Game Pass, par exemple, ne peuvent pas avoir d’application native sur iPhone, Apple l’interdit.
Le ministère de la Justice évoque ensuite le cas des messages. « Comme peut en témoigner tout utilisateur d’iPhone qui a déjà vu un message texte vert ou reçu une vidéo minuscule et granuleuse, le comportement anticoncurrentiel d’Apple consiste également à rendre plus difficile pour les utilisateurs d’iPhone l’échange de messages avec les utilisateurs de produits autres que ceux d’Apple ». Et de citer l’absence de chiffrement, la pixellisation et l’aspect granuleux des vidéos et l’absence de fonctions « modernes », comme la modification des messages et l’indicateur de saisie.
Le ministère n’évoque pas les protocoles, alors toute l’explication est là : les messages verts sont de simples SMS/MMS, expliquant le manque de fonctions et de qualité. La question serait plutôt de savoir pourquoi Apple n’a jamais pris en charge le RCS. D’autant que la situation va changer, puisque cette intégration a déjà été annoncée pour cette année.
Montres connectées, applications bancaires et NFC
Ensuite, Apple rendrait intentionnellement l’utilisation de montres connectées de marques concurrentes plus compliquée sur iPhone. Une intention qui se manifesterait de trois façons : en rendant complexe la réponse aux notifications émises par l’iPhone, la réception de ces mêmes notifications via la connexion cellulaire de la montre, et en limitant les possibilités sur le Bluetooth, là où l’Apple Watch aurait un traitement de faveur.
Sur les activités bancaires, le DoJ tire à boulets rouges. Apple aurait ainsi « empêché les développeurs tiers de créer des portefeuilles numériques concurrents sur l’iPhone qui utilisent ce que l’on appelle la fonctionnalité « tap-to-pay » ». À la place, Apple s’est inséré entre les utilisateurs et « leur banque, leur prestataire de soins médicaux ou un autre tiers de confiance ».
« Lorsqu’un utilisateur d’iPhone introduit une carte de crédit ou de débit dans Apple Wallet, Apple s’insère dans un processus qui, autrement, pourrait se dérouler directement entre l’utilisateur et l’émetteur de la carte. Cela introduit un point de défaillance potentiel supplémentaire pour la vie privée et la sécurité des utilisateurs d’Apple », affirme le ministère.
« Et ce n’est là qu’un des moyens par lesquels Apple est prêt à rendre l’iPhone moins sûr et moins privé afin de maintenir son pouvoir de monopole », ajoute étrangement Merrick B. Garland, procureur général à l’origine du communiqué.
Un (trop) grand pouvoir
Le ministère rappelle qu’une position de monopole n’est en soi pas un délit. Une entreprise peut tout à fait se hisser à cette position par la qualité de ses produits, par exemple. Il rappelle cependant la définition donnée par la Cour Suprême, selon laquelle le pouvoir de monopole est celui « de contrôler les prix ou d’exclure la concurrence ».
Tout le problème est là pour le ministère : Apple dispose de ce pouvoir sur le marché des smartphones et n’a pas hésité à s’en servir. « Apple a conservé son pouvoir non pas en raison de sa supériorité, mais en raison de son comportement d’exclusion illégal », assène Merrick B. Garland.
Apple se défendra « vigoureusement »
Sans surprise, la firme de Cupertino est vent debout contre les arguments invoqués par le ministère et annonce qu’elle se battra de toutes ses forces.
« Chez Apple, nous innovons chaque jour pour créer des technologies que les gens aiment, en concevant des produits qui fonctionnent parfaitement ensemble, qui protègent la vie privée et la sécurité des gens, et qui créent une expérience magique pour nos utilisateurs. Ce procès menace notre identité et les principes qui distinguent les produits Apple sur des marchés extrêmement concurrentiels », explique l’entreprise, dont tout le modèle commercial risque de vaciller sous les coups de boutoir conjugués de l’Europe et des États-Unis.
« Si elle aboutissait, [la plainte] entraverait notre capacité à créer le type de technologie que les gens attendent d’Apple, où le matériel, les logiciels et les services s’entrecroisent. Elle créerait également un dangereux précédent, en permettant au gouvernement d’intervenir lourdement dans la conception de la technologie des citoyens. Nous pensons que cette action en justice est erronée sur le plan des faits et du droit, et nous nous défendrons vigoureusement contre elle », poursuit Apple.
Une rhétorique rappelant celle de sa communication face au DMA européen : la simplicité, la cohérence et l’homogénéité de l’environnement seront remis en cause si Apple ne peut pas continuer à faire les choses à sa manière.
Du côté de la Coalition for App Fairness, cofondée notamment par Epic et Spotify, on se réjouit bien sûr. « Avec l’annonce d’aujourd’hui, le ministère de la Justice prend fermement position contre la mainmise d’Apple sur l’écosystème des applications mobiles, qui étouffe la concurrence et nuit aux consommateurs et aux développeurs américains », peut-on lire dans un communiqué.