Pour une culture du consentement
Image may be NSFW.Clik here to view.

En Allemagne, activistes et spécialistes européennes de la lutte contre la diffusion non consentie d’images à caractère sexuel se sont réunies pour mettre leurs forces en commun. Next les a suivies pendant une partie de leurs travaux.
Rendez-vous a été donné à Bochum. La petite ville industrielle est coincée entre ses sœurs aînées, Dortmund et Essen, au fin fond de la vallée de la Ruhr. C’est dans cet endroit qui les fait rire, tant il est improbable, que des activistes, des juristes, des sociologues et une ex-hackeuse se sont retrouvées pendant trois jours pour discuter de la lutte qu’elles mènent, chacune dans leur pays, contre la diffusion non consentie d’images à caractère sexuel.
Diffusions d’images intimes auprès d’un large public, comme en ont été victimes toute une variété de stars américaines en 2014, ou le sont régulièrement des filles et des femmes moins célèbres ; publications d’images à caractère sexuel captées sans le consentement des victimes, comme à l’issue du festival A Maruxaina, en 2019, en Espagne, ou des femmes furent filmées en train d’uriner, et les vidéos partagées sur des sites pornographiques ; upskirting (photos prises sous les jupes), phénomène particulièrement récurrent au Japon ou en Corée ; deepfakes à caractères pornographiques, parfois qualifiés de « deepnudes », créés pour humilier des stars comme Taylor Swift, des journalistes comme Salomé Saqué, des écolières comme celles de la ville d’Almendrajelo, en Espagne, ou du New Jersey, aux États-Unis…
« Le phénomène dont on parle n’a rien de spécifiquement national, donc il m’a paru nécessaire de passer à une échelle internationale » lance Silvia Semenzin. Sociologue du numérique en Espagne, activiste en Italie, elle est l’hôtesse de cette réunion organisée avec l’aide du Center for Advanced Internet Studies (CAIS), un institut allemand créé en avril 2021 pour « étudier les dynamiques de l’âge numérique et aider à les façonner ».
Autour de la table sont réunies une douzaine de femmes d’Europe de l’Ouest. Parmi elles : Shanley Clemot McLaren et Rachel-Flore Pardo, co-fondatrices de l’association française #StopFisha, Inês Marinho, créatrice du mouvement portugais Nao Partilhes (ne les partage pas), la juriste britannique Clare McGlynn, qui a participé à sensibiliser son pays à l’existence d’une « culture de la collection » d’images à caractère pornographique, ou encore Jenny Brunner, responsable des politiques publiques pour l’association allemande HateAid.
Images intimes, violence de genre en ligne… de quoi parle-t-on précisément ?
Et de chercher, rapidement, la meilleure définition des violences contre lesquelles elles luttent. Comme beaucoup de spécialistes, les participantes évitent de parler de « revenge porn », à la fois parce qu’aucune notion de « vengeance » ne saurait expliquer qu’une femme soit humiliée en ligne, et parce que certaines victimes vivent la qualification de « pornographie » des images en question comme une nouvelle agression.
Non, pour évoquer des agressions réalisées par l’intermédiaire de diffusion d’images (réelles ou falsifiées) à caractère sexuel, les expertes parlent plutôt par acronymes : NCII pour les agressions par diffusion non consenties d’images intimes (non-consensual intimate images), ou IBSA, pour agressions sexuelles par images interposées (image-based sexual abuse).
Au niveau de l’ONU, ces problématiques sont aussi rassemblées, avec d’autres (harcèlement numérique « classique », détournements de comptes sociaux, bancaires ou administratifs, espionnage par AirTags, logiciels espions, etc) sous le vaste parapluie des « violences de genre aidées par la technologie » (Technology-facilitated gender-based violence, TF-GBV). Ailleurs dans le monde – ou dans l’ouvrage de l’association #StopFisha –, on utilise aussi le terme de « cybersexisme ».
Car si les chiffres manquent, pour quantifier le nombre exact de victimes, le volume d’images non consensuelles qui circulent en ligne, la somme des auteurs de diffusions comme des internautes qui se contentent de les « consommer », il en existe suffisamment pour que les affaires de cyberviolences se succèdent, avec des conséquences parfois dramatiques. Les victimes sont nombreuses, qui témoignent vivre ou avoir vécu des idées suicidaires. Dans certains cas, elles passent à l’acte.
Les deepfakes pornographiques, dernière évolution de la menace
Il existe suffisamment d’images, aussi, pour alimenter les machines à générer des publications pornographiques synthétiques très crédibles. Menée par Home Security Heroes (une start-up qui lutte contre l’usurpation d’identité), une récente étude de plus de 95 000 deepfakes vidéos, 85 canaux dédiés et 100 sites liés à l’écosystème de création de deepfakes a conclu qu’en 2023, 98 % des vidéos deepfakes existant en ligne sont à caractère pornographique. Parmi elles, 99 % représentent des femmes. Des proportions très proches aux chiffres réunis en 2019 dans une autre étude, menée par Deeptrace, époque depuis laquelle le nombre de contenus synthétiques de ce type a explosé de 550 %.
Avec l’avènement de l’intelligence artificielle générative, les vidéos sont extrêmement simples à créer, puis publiées sur des sites pornographiques ou spécialisés dans le contenu synthétique. Les images produites sont facilement dégradantes – sur l’un de ces sites, le New-York Times relève par exemple des centaines de vidéos catégorisées sous les mots clés « viols », « pleurs » ou « dégradation ». En mars 2023, NBC News rapportait que le seul MrDeepfakes, l’un des sites les plus courus pour produire ce type de contenu, enregistrait 17 millions de visites par mois.
Selon une analyse publiée en décembre 2023 par Graphika, le business des images intimes non consenties créées de manière synthétique est rapidement passé de réservé à quelques niches numériques au stade d’objet d’un large commerce automatisé.
Résultat, en septembre 2023, l’entreprise calculait que plus de 24 millions de visiteurs uniques s’étaient rendus sur 34 sites web de ce type qu’elle avait identifiés. Et le volume de spams renvoyant vers ce type de sites a explosé de plus de 2 000 % sur Reddit et Twitter entre janvier et septembre 2023. À la même époque, Graphika rapportait aussi l’existence d’au moins 52 groupes Telegram réunissant au moins un million d’internautes.
Aux États-Unis comme en France et ailleurs dans le monde, les tentatives de sextorsion, notamment des plus jeunes, sont en nette augmentation. Et ces pratiques-ci, qui ne visent pas seulement à humilier et/ou collectionner des images dénudées, mais aussi à récupérer de l’argent, visent aussi les garçons et les hommes.
Que les images soient réelles ou synthétiques, « c’est un continuum », assène la sociologue Elisa Garcia Mingo, et rien ne l’illustre mieux que les forums même sur lesquels ces contenus sont partagés. La chercheuse se lève pour montrer à la ronde, depuis son ordinateur, un site de « partage » d’images « sexy ». Sur son écran, le forum recense, pêle-mêle, des bibliothèques entières d’images réelles ou synthétiques de femmes dénudées, classées par pays – nations hispanophones en tête, en cohérence avec la langue qui y est la plus utilisée.
« Mon historique est complètement foutu par mes recherches », s’exclame-t-elle. Alors que plusieurs autres femmes se sont approchées pour mieux voir, l’une demande au contraire de tourner l’écran : elle-même a été exposée en ligne, les images l’angoissent. À la pause café qui est bientôt déclarée, plusieurs discutent de ce qui déclenche leurs angoisses. Elisa Garcia Mingo admet être « désensibilisée », se demandant tout haut si c’est vraiment positif. Inês Marinho déclare que plus que les images, « ce sont les commentaires qui me mettent mal » : souvent, les images sont commentées, appréciées, ou les femmes qu’elles représentent insultées par ceux qui se les échangent.
Banalisation d’un comportement dévastateur
La majorité des auteurs de ces publications sont des garçons et des hommes – pour ce qu’on en sait, à plonger dans leurs boucles de discussions qui peuvent réunir de quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers de personnes, ou à lire la littérature scientifique disponible. Leurs manières de se réunir et de diffuser ces images, elles, sont tout à fait classiques de l’ère numérique : de Reddit à Telegram en passant par Twitter, Discord ou Snapchat, tous les moyens classiques de discussion en ligne sont aussi utilisés pour faire communauté autour de l’échange rarement consenti d’images de femmes.
En matière de contenus synthétiques, les trois quarts d’entre eux ne ressentent aucune culpabilité à consommer des contenus de deepfakes pornographiques, relève encore l’étude de Home Security Heroes. « On manque d’une culture du consentement », constate Elisa Garcia Mingo.
Pourtant, « ce type d’agression piétine les droits humains », déclare Clare McGlynn, « et il a un coût pour la société ». Elle cite les coûts financiers en termes de prise en charge des victimes – en 2021, Féministes contre le cyberharcèlement relevait que près de la moitié des victimes de cyberharcèlement subissait des symptômes dépressifs, et pas loin d’une sur cinq des idées suicidaires –, ceux pour la vie publique, dans la mesure où ces publications incitent les femmes à s’effacer…